Les économistes dans la cité au XXe siècle

Note: ce texte est l’ébauche d’une introduction à la seconde partie d’un manuel sur l’histoire de l’économie dirigé par Samuel Ferey et Sylvie Rivot. Les commentaires, corrections et suggestions sont les bienvenus. 

Introduction

De plus en plus présents et visibles sur la scène publique au XXe siècle, les économistes fascinent, dérangent, et divisent. C’est à eux, par exemple, que la reine d’Angleterre demande des comptes à la suite de la crise financière de 2008. Paradoxalement, s’ils sont, dans l’imaginaire collectif, représentés par des figures tutélaires comme celles de Keynes ou de Friedman, dont les idées ont façonné la politique publique, leurs prescriptions n’en restent pas moins anonymes et désincarnées: ces économistes qui calculent, évaluent, ferment des hôpitaux ou augmentent le salaire minium, inspirent la crainte. Si l’aura des économistes fluctue largement avec les phases de crises et d’expansion qui ont traversé le XXe siècle, la trajectoire de la profession a suivi, en Europe comme aux Etats-Unis, des tendances de fond clairement identifiables.

La montée en puissance des économistes est, de manière ironique, le résultat de changements dans leur offre d’expertise et dans les demandes sociales qui leurs sont adressées. L’histoire ébauchée ici est celle d’une unification intellectuelle et institutionnelle des pratiques des économistes autour d’un noyau théorique, puis d’un ensemble de techniques visant à le confronter aux données empiriques. L’objectif est non seulement d’étudier la rationalité des comportements, mais également de la susciter, de décrire l’organisation des marchés, mais aussi de l’améliorer. Car deux guerres mondiales et une guerre froide, trois crises majeures et de nombreuses avancées technologiques vont progressivement convaincre les Etats, comme les entreprises, de l’utilité d’une « science économique ».

Ce prologue se limite, pour des raisons de place et de cohérence, aux pays européens et aux Etats-Unis, dont le rôle dans développement et l’évolution de la discipline est central. Quelques références plus fouillées sur l’histoire de ces économistes sont indiquées en fin de chapitre.

Le premier XXe siècle : le temps du pluralisme

Screen Shot 2019-02-19 at 22.31.39Le XXe siècle ne s’ouvre pas sur un objet disciplinaire (« l’économie »), pratiqué par un ensemble de spécialistes se reconnaissant dans une identité commune («les économistes»). Au contraire, des communautés aux architectures institutionnelles variées, aux styles intellectuels et aux identités divers, coexistent dans chaque pays. Celles qui sont localisées dans les pays germanophones bénéficient de la maturité du système universitaire et de ses formations diplômantes, de l’importance de l’appareil statistique allemand, et du besoin d’expertise créé, plus encore que la guerre, par la nécessite de reconstruire le pays et le problème des réparations. La recherche s’y fait au sein d’instituts et de séminaires. Le « cercle de Vienne » par exemple, abrite des débats passionnés sur l’épistémologie de la connaissance, auxquels prennent part des mathématiciens, des philosophes, des historiens et des économistes tel Otto Neurath. C’était aussi à Vienne que Ludwig Von Mises anime son propre séminaire, auquel participent Gottfried Haberler, Friedrich Hayek, Oskar Morgenstern ou Abraham Wald. Unis par l’importance accordée au jugement, aux préférences individuelles et au calcul à la marge, ceux-ci y théorisent les problèmes économiques qui traversent le monde germanophone de l’entre-deux-guerres : la production peut-elle être organisée par l’Etat ? Peut-on se passer des mécanismes de marché pour déterminer les prix ? En Allemagne, l’historicisme laisse progressivement place à des approches à la fois plus théoriques et plus quantitatives. L’institut de Kiel, fondé par Bernard Harms en 1914 puis dirigé par Adolf Lowe, est consacré à l’étude théorique et statistique des secteurs de l’économie et du commerce. L’objectif est ici de comprendre les ressorts du progrès technique, de la croissance et des cycles.

Screen Shot 2019-02-19 at 22.40.26En France, les styles de raisonnement économique sont tout aussi contrastés, mais pour d’autres raisons. Le savoir économique y est, tout au long du XXe siècle, controversé, ce qui se traduit par une absence d’espace institutionnel et d’identité clairement définis. Au tournant du XXe siècle, les économistes libéraux, de tradition littéraire, adeptes des discours généraux sur la société, sont parvenus à convaincre les juristes, de rendre obligatoires les cours d’économie politique dans les cursus de droit. Une quarantaine de chaires est ainsi créée à la fin du XIXe siècle. Il faudra cependant attendre 1959 pour qu’une licence d’économie autonome ne soit établie. Une tradition radicalement séparée se développe, à la même période, au sein des écoles d’ingénieurs et des grands corps de l’Etat qui y sont associés. Ces praticiens, qui ont vocation à devenir à la fois des gestionnaires privés et de hauts fonctionnaires, rencontrent au sein de grandes entreprises publiques des problèmes de « calcul économique » nécessitant un raisonnement à la marge : quelle est l’opportunité d’un réseau ferroviaire, comment fixer le montant d’un péage routier ou le prix du kilowatt-heure ? Des ingénieurs, qui ne se pensent pas nécessairement comme « économistes », parmi lesquels Clément Colson et François Divisia, ou René Roy, Pierre Massé et Marcel Boiteux après-guerre, contribuent ainsi à une tradition d’analyse s’appuyant sur le calcul mathématique pour résoudre des problèmes pratiques. D’autres polytechniciens, rassemblés au sein d’un groupe fondé en 1931, X-Crises, s’attaquent au problème de la Grande Dépression et posent les bases d’une réflexion sur la planification.

Screen Shot 2019-02-19 at 22.57.38La crise qui touche les pays Européens dans les années 1930 remodèle également le paysage intellectuel britannique, sans toucher fondamentalement aux institutions au sein desquelles les économistes politiques opèrent. Tout aussi hiérarchisé, l’enseignement supérieur fait la part belle à la formation de généralistes. Les compétences techniques sont acquises au sein d’un réseau de Colleges, puis de postes dans l’administration publique, les universités, l’industrie financière (la City) si centrale au tissu économique national, ou la presse.[1] Pour conseiller le prince, une connaissance de l’industrie financière, du fonctionnement du Trésor et des arcanes de la vénérable Banque d’Angleterre, est primordiale. C’est l’appartenance au réseau, sociétés privées et cercles sur invitation, plus que le diplôme, qui fonde l’autorité professionnelle de l’économiste.[2] La professionnalisation de la discipline est plus avancée qu’ailleurs : les adhésions à la Royal Economic Society explosent dès les années 1930, et les revues académiques qui comptent aujourd’hui parmi les plus prestigieuses, l’Economic Journal (fondé en 1891) et la Review of Economic Studies (éditée depuis 1933 par Ursula Hicks), sont déjà très actives.

Les Colleges et universités qui forment le tissu éducatif et scientifique sont très décentralisés. Cela engendre un localisme important dans le recrutement des professeurs d’économie et dans la détermination des thèmes enseignés. Cette organisation est propice au développement de conceptions épistémologiques et de traditions théoriques fortes, aux identités marquées, même si l’influence des Principles of Economics, publiés par Alfred Marshall en 1890, joue un rôle unificateur. Les raisonnements marginalistes et en équilibre partiel sont largement acceptés, ainsi que l’importance conférée aux mathématiques dans la formation des économistes, de Stanley Jevons à Keynes, de John Hicks à Frank Ramsey. Si Oxford intègre, dès les années 30, les avancées empiriques des membres de la nouvelle Econometric Society, notamment sous l’influence de Jacob Marschak qui y établit un institut statistique, la publication de la Théorie Générale de Keynes en 1936 renforce les divisions entre communautés. Cambridge reste, pendant des décennies, garante de la pureté de l’héritage de Keynes, critiqué dès les premières années par les économistes libéraux progressivement assemblés à la London School of Economics, autour de Lionel Robbins et Friedrich Hayek.

Les Etats-Unis, enfin, partagent avec la Grande Bretagne un système éducatif décentralisé et une professionnalisation précoce, inscrite dans un contexte institutionnel tout à fait différent. L’indépendance de l’éducation vis-à-vis du gouvernement est garantie par la loi. Il en va de même de l’activité économique, organisée prioritairement par des marchés sur lesquels interagissent des entreprises privées. Les conflits économiques et le maintien d’une saine concurrence sont encadrés par les tribunaux. Pour compenser cette décentralisation, l’autorité professionnelle et scientifique des économistes se construit à travers la standardisation progressive des diplômes, leur existence plus que leur contenu. L’obtention d’un bachelor degree, puis d’un master, et d’un doctorat (PhD) en économie, garantit l’acquisition des compétences. Un autre marqueur est l’appartenance à une société professionnelle, comme l’American Economic Association (AEA), fondée en 1885.[3] La logique disciplinaire est donc, dès le début du XXe siècle, fortement ancrée aux Etats-Unis.

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Ce contexte institutionnel particulier constitue le terreau dans lequel les économistes américains du tournant du XXe siècle, vont semer les diverses influences rapportées d’Europe. A Wisconsin et Columbia, ils rédigent des études minutieuses des institutions économiques et sociales dans lesquelles consommateurs et entreprises opèrent. Héritée de l’Allemagne, cette tendance est portée par John R. Commons ou Gardner Means. Elle se traduit par des monographies littéraires, mais aussi par une volonté de récolter systématiquement et représenter graphiquement des données sur les prix et les quantités, pour en extraire des régularités (tendances, cycles économiques, etc.). C’est le projet qu’a Wesley C. Mitchell quand il fonde le National Bureau of Economic Research (NBER) en 1920. Les économistes de Harvard et de Chicago, de leur côté, empruntent à des influences plus diverses ; celle de la tradition marshallienne britannique y est reconnaissable. Elle pousse Paul Douglas et Henry Schultz (Chicago), ou encore Henry L. Moore (Columbia), à théoriser et estimer des fonctions d’offre et de demande en recourant aux principes du marginalisme.

 

Le tournant de la Second Guerre Mondiale

adolf-hitler-newly-appointed-chancellor-greets-german-president-paul-von-hindenburg-berlin-1933 La description du milieu économique britannique des années 1930 préfigure les transformations rapides et radicales que va subir la profession durant la seconde guerre mondiale. Elle en donne une première clé : l’émigration massive des scientifiques européens, en particulier ceux de confession juive et d’orientation socialiste ou communiste, vers les Etats-Unis (via, parfois, la Grande-Bretagne). Les communautés germanophones sont décimées. Les économistes de l’institut Kiel, dissout après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, se réassemblent, avec d’autres, à l’University in Exile de la New School for Social Research de New York. Ce sont plus de 200 économistes qui émigrent, dont Franco Modigliani, Leonid Hurwicz, Abraham Wald, Oskar Morgenstern, Tjalling Koopmans, Oskar Lange, Trygve Haavelmo, Marschak, Wassily Leontief, Richard Musgrave, Abraham Wald, ou Robert Aumann.

Certains d’entre eux ont une formation de physicien. Beaucoup apportent une connaissance poussée de la formalisation mathématique, des premières tentatives de modélisation des systèmes économiques sous forme d’équilibre général ou de systèmes d’équations simultanées, dont l’estimation empirique est permise par une interprétation probabiliste (l’incorporation aux relations comportementales d’un élément stochastique). Traverse aussi l’atlantique dans leurs valises une approche continentale de l’impôt « par les bénéfices », c’est-à-dire tenant compte de la volonté des agents économiques de financer des biens publics, et plus largement, une tradition de planification économique.

Screen Shot 2019-02-19 at 22.53.19Ces connaissances sont immédiatement intégrées à l’effort de guerre. Tous les économistes américains travaillent en effet à organiser efficacement la production (e.g. Paul Samuelson au National Planning Board), mettre en place des contrôles-qualité (Georges Stigler et Jimmy Savage au Statistical Research Group), financer l’effort de guerre par l’emprunt ou l’impôt (Friedman au Treasury), et contrôler l’inflation (Musgrave à la Fed). Economistes américains et émigrés, statisticiens, mathématiciens et psychologues, élaborent ainsi, au sein d’entités de recherche interdisciplinaires, des outils pour planifier, contrôler et gérer l’économie. L’orientation est celle du problem solving, la langue commune, celle de grandeurs quantifiées et de relations mathématiques.

Les conséquences de la guerre sont doubles. Elles sont tout d’abord intellectuelles, l’effort de guerre provoquant une refonte de la boite-à-outils des économistes, rapidement affinée au cours de conférences, telle que la conférence de 1949 sur l’Activity Analysis organisée par Koopmans. L’approche input-output de Leontief, la programmation linéaire utilisée (entre autres) par Samuelson, Robert Solow et Robert Dorfman, la théorie de la décision statistique, l’analyse séquentielle, la théorie de l’équilibre général, et la théorie des jeux née de l’ouvrage que Morgenstern publie en 1944 avec un mathématicien émigré, John von Neumman, sont largement issues de l’effort de guerre. L’application de ces techniques nécessite une grande quantité d’informations sur la production industrielle dans les différents secteurs, les prix, l’emploi. La guerre encourage donc aussi l’intégration des différents projets statistiques locaux. En Grande Bretagne, James Meade et Richard Stone développent des comptes nationaux. Cette nouvelle comptabilité publique fait l’objet de débats internationaux entre Keynes et Mitchell.

Les conséquences de la guerre sont aussi institutionnelles. D’une part, aux côtés des structures disciplinaires fondamentales que sont les départements, s’institutionnalisent des groupes plus interdisciplinaires, où économistes, mathématiciens et psychologues continuent de produire savoirs et outils. Deux sont particulièrement cruciaux pour le développement de la discipline. La Cowles Commission, crée dans les années 1930 par un homme d’affaire, puis dirigée par Marschak, et désormais hébergée à l’université de Chicago, rassemble l’essentiel des émigrés européens membres de l’Econometric Society autour d’un programme qui vise à développer des systèmes d’équations simultanées pour décrire l’économie et aider le gouvernement à en atténuer les cycles. Cette méthode déductive présente une alternative à l’empirisme inductif du NBER, et les deux groupes ne tardent pas à entrer en conflit.

La Cowles abrite plus largement de nombreux chercheurs utilisant des méthodes mathématiques, comme l’axiomatisation que Kenneth Arrow utilise dans sa thèse sur le choix social. La RAND Corporation, une division de recherche de la Douglas Aircraft Company, passe en 1948 sous l’égide de l’US Air Force, et s’établit à Santa Monica (Californie). Elle permet aux économistes de la Cowles de travailler avec d’autres scientifiques, notamment sur des projets liés à des expérimentations de théorie des jeux, et plus largement en théorie du choix rationnel en situation d’incertitude. La guerre crée une demande durable pour l’analyse économique. Le GI Bill de 1944 offre un soutien financier à tous les démobilisés souhaitant acquérir un diplôme de l’enseignement supérieur. Le nombre d’étudiants double entre 1945 et 1950, créant de nouveaux postes pour les économistes, et un lectorat pour les nouveaux manuels rédigés par Kenneth Boulding, Lorie Tarshis et Samuelson.

Enfin, tous les gouvernements qui ont participé à l’effort de guerre institutionnalisent le rôle de conseiller du prince, rempli avec succès par les économistes, dont certains avaient déjà noué des liens avec les ministères publics à l’occasion de la Grande Dépression. L’Employment Act de 1946 affirme le rôle de l’Etat dans la stabilisation macroéconomique des Etats-Unis, et établit un Council of Economic Advisors dont les 3 membres, aidés par une quinzaine d’économistes professionnels, rendent directement compte au président. En Grande-Bretagne, le White Paper on Employment Policy  de 1944 et le rapport Beveridge consacrent l’établissement d’un Welfare State. Le gouvernement français émerge du conflit avec une volonté d’administrer directement la politique de croissance, de spécialisation industrielle, et de crédit du pays. En 1946 sont ainsi créés le Commissariat Général au Plan, une instance consultative, le Service d’Etudes Economiques et Financières du Ministère des finances, l’Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques (INSEE) en charge de la statistique publique, et l’Ecole Nationale d’Administration (ENA), pour former les hauts fonctionnaires en charge de la politique publique.

 

Les années 50 à 70 : la domination américaine pendant la guerre froide

Les transformations décrites précédemment ouvrent une ère de domination, non pas des approches économiques élaborées aux Etats-Unis, mais de l’une de ces approches, que certains historiens appellent « néoclassicisme.» Elle se caractérise par une adoption des mathématiques et un choix de modélisation des comportements économiques comme conséquence d’une optimisation rationnelle au cours du temps. L’institutionnalisme est graduellement marginalisé, comme le montre l’évolution du contenu des articles publiés dans les principales revues d’économies. De 1920 à 1960, la proportion d’articles utilisant un cadre théorique explicite passe de 15% à 45%. Négligeables en 1920, 40% des articles publiés en 1960 (et 80% des articles théoriques) utilisent les mathématiques. La discipline, expliquera plus tard Robert Solow, ne devient pas tant plus formelle que plus technique. Si moins de 15% des articles publiés dans l’American Economic Review, la revue la plus prestigieuse du champ, utilisent le mot « modèle » en 1925, la barre des 70% est dépassée en 1970, une évolution que l’économie partage avec d’autres sciences sociales.

La remarque de Solow suggère que cette unification cache néanmoins des approches différentiées, parfois des dissensions violentes. L’une des versions de ce néoclassicisme répond au nom de « synthèse néoclassique ». Elle est élaborée par Samuelson au MIT pour rendre cohérente l’analyse keynésienne de court terme avec une représentation néoclassique de la croissance de long terme, illustrée par les travaux de Robert Solow lui-même. Quoique décriée par les héritiers de Keynes à Cambridge, dont Joan Robinson, elle est enseignée à des étudiants qui ne sont pas principalement des économistes, mais des physiciens et des ingénieurs. C’est également dans un contexte marqué par l’importance de la culture d’ingénieur que se développent des modèles plus formalisés, reposant sur une approche axiomatique, où les énoncés mathématiques doivent être avant tout cohérents sur le plan interne. Arrow, qui est recruté à l’université de Stanford, partage dans une certaine mesure ces pratiques avec Debreu, recruté plus tard à l’université de Berkeley. Elles irriguent la théorie du choix social, développée par le premier, et la théorie de l’équilibre général conçue en collaboration avec le second.

Ce formalisme rencontre cependant une résistance dans les universités qui ont traditionnellement développé une approche plus intégrée des sciences sociales, comme Chicago ou Harvard. Une tradition institutionnaliste subsiste au sein de l’approche empirique adoptée par Friedman, qui y fut formé durant la guerre. Son approche théorique des prix emprunte plus à l’analyse individuelle des marchés, chère à Marshall, qu’à l’étude de l’interdépendance de ces marchés, au cœur de l’équilibre général. Ce dernier cadre de pensée se diffuse pourtant à tous les champs appliqués de la discipline. Cette diffusion s’effectue par le biais d’une première standardisation des cursus doctoraux, qui constitue aux Etats-Unis le garant de la compétence professionnelle des économistes. En d’autres termes, l’autorité scientifique n’est pas conférée par l’Etat, comme en France, ou par une reconnaissance par les pairs, comme en Grande Bretagne, mais par l’obtention d’un diplôme de l’enseignement supérieur dans une discipline aux frontières clairement identifiées. En 1970, 80% des membres de l’AEA, dont le nombre de membres est passé de 5 000 à 20 000 en 25 ans, ont un doctorat (PhD) en économie. Cette standardisation se double d’une hiérarchisation des programmes, dont des classements circulent à partir des années 1960. Ceux-ci attestent de la domination traditionnelle de Harvard et, dans une moindre mesure, de Chicago, contestée par l’essor rapide du MIT. Chaque communauté conserve cependant un « style » distinct, consolidé par la tendance de chacun de ces départements à recruter ses meilleurs éléments et à constituer ainsi une sorte de généalogie interne.

Cette assise institutionnelle solide n’est pas acquise sans mal. A l’issue de la guerre, il n’existe pas de source établie de financement pour les sciences sociales. L’armée de l’Air, à travers la RAND, et la Marine, à travers l’Office of Naval Research (ONR), financent des recherches sur la modélisation des choix rationnels, les fonctions de production, les modèles de croissance, notamment à Stanford. Mais la source principale de financement de la recherche économique durant l’après-guerre provient des fondations privées, notamment la Ford. Ses directeurs souhaitent financer avant tout des recherches quantitatives, mais aussi interdisciplinaires et appliquées, et poussent (sans succès) les économistes à rallier la discipline plus large des « sciences du comportement » (Behavioral Sciences). Ces projets interdisciplinaires permettent un développement de la psychologie sociale et des enquêtes à l’université de Michigan, de l’économie du développement au Center for International Studies du MIT, et s’ancrent dans le Center for Advanced Studies in the Behavioral Sciences (CASBS), ouvert par la Ford Foundation à Stanford en 1952. Mais cette vision des sciences rend nerveux les économistes de la Cowles Commission qui peinent à trouver des mécènes prêts à financer la « science de la décision rationnelle » qui constitue désormais leur axe de recherche principal.

Screen Shot 2019-02-19 at 23.24.14.pngC’est qu’après la guerre, les plans des physiciens et des ingénieurs destinés à pérenniser les financements publics attribués à la recherche fondamentale excluent les sciences sociales, donc les économistes. La National Science Foundation, qui alloue à partir de 1950 des financements publics aux sciences, ne couvre pas les sciences sociales.[4] Malgré l’utilité avérée des économistes durant la guerre, leurs efforts pour exclure tout raisonnement psychologique et subjectif de leurs théories de la décision, de s’interdire des évaluation du « bien-être » résultant de telle politique ou situation de marché, la mise en place de prix scientifiques par l’AEA, et les tentatives de Mitchell pour défendre l’idée d’une « unité de la science »,[5] les scientifiques à l’origine du projet jugent les sciences sociales incapables de produire une connaissance neutre.  Les politiques se font l’écho d’une telle suspicion, en particulier les Maccarthystes qui associent au socialisme prôné par l’URSS les velléités planificatrices de l’approche keynésienne et des économistes ayant participé au New Deal. De nombreux économistes, par exemple à l’université d’Illinois, doivent démissionner. Lawrence Klein, qui construit le premier modèle macroéconométrique des Etats-Unis, connu pour ses sympathies communistes, doit quitter le pays. Le manuel de Samuelson, principal canal de diffusion de la nouvelle synthèse portée par les économistes keynésiens, est qualifié de socialiste.

Screen Shot 2019-02-19 at 22.53.57Il faut attendre la diffusion de la théorie de l’équilibre général, mais aussi l’arrivée au pouvoir de présidents sensibles aux arguments économiques comme J.F. Kennedy et Lyndon Jonhson, pour que la crédibilité scientifique des économistes soit pleinement reconnue dans la sphère publique. Le CEA dirigé par le keynésien Walter Heller convainc ainsi JFK de diminuer les impôts pour relancer la production et l’emploi au début des années 1960. La guerre contre la pauvreté (War on Poverty) décrétée par son successeur en 1964, requiert les compétences des économistes en termes d’évaluation de l’efficience allocative ou de calcul coûts/bénéfices pour être mise en œuvre. Les Ministères du Commerce, du Travail, de la Santé et de l’Education, les agences de régulation du commerce et de la concurrence, ainsi que de nombreuses institutions gouvernementales et internationales (le FMI, la Banque Mondiale) et les Banques Centrales se dotent à cette époque de services de recherche économique, ou recrutent une nouvelle génération de technicien.es titulaires d’un doctorat en économie.

Si l’influence des économistes sur les politiques publiques effectivement mises en œuvre dans les années 1970 fait débat, les historiens s’accordent pour voir dans l’«économicisation» des décisions publiques – soit le recours croissant à des règles de décisions quantifiés et à des principes de rationalité, de retour sur investissement et d’efficacité – la marque de leur style de raisonnement. Mais l’analyse économique ne transforme pas seulement la sphère publique, elle s’étend également au-delà de ses propres frontières disciplinaires, au sein des universités. Généralement pensé comme une forme d’impérialisme, ce mouvement consiste autant en l’exportation des outils de l’analyse économique par des figures comme Gary Becker ou Eric Posner, que d’une importation et domestication des concepts par le management, les policy studies, le droit, les sciences politiques et la sociologie de la famille, du crime et de l’éducation. L’instauration par la Banque de Suède d’un prix en l’honneur d’Alfred Nobel, qui devient rapidement aux yeux du public l’un des « Prix Nobel » officiels, consacre la crédibilité scientifique acquise par les économistes durant cette période.[6]

Screen Shot 2019-02-19 at 22.54.13Durant les années 1960, ce consensus intellectuel (que Samuelson appelle, dans les nouvelles versions de son manuel d’économie, le « mainstream ») et institutionnel s’effrite. La contestation est sociale : les populations répondent aux crises urbaines et à la guerre du Vietnam, à la stagflation, à la fin du système de Bretton Woods, aux crises énergétiques et environnementales, par des émeutes et des contestations étudiantes, des revendications sociales et féministes. Les sciences sociales et leur mode de financement sont largement critiquées ; l’économie est perçue comme trop abstraite ou trop théorique. Cette contestation trouve un écho au sein de la profession : des communautés de plus en plus marginalisées, comme les postkeynésiens britanniques ou les marxistes, se tournent alors vers les modèles formalisés, se structurent. Ces économistes, qui se pensent désormais comme « hétérodoxes », créent en 1968 l’Union for Radical Political Economists (plus de 2 000 membres en 1975), et réclament de l’AEA la création d’un comité sur les discriminations politiques suite au refus systématique essuyé par plusieurs de ses membres de se voir octroyer une promotion.[7] Trois ans plus tard, les femmes économistes de l’AEA créent un Committee for the Status of Women in the Economic Profession.

 

Les années 1980 à 2000 : crises, internationalisation et standardisation

Screen Shot 2019-02-19 at 22.54.30La période d’agitation sociale et de remise en question intellectuelle qui est celle des années 1970 se dénoue avec l’instauration d’un nouveau régime au tournant des années 1980. Ce régime est avant tout politique. L’élection de Ronald Reagan aux Etats-Unis et de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne consacre l’ascension du « néoliberalisme » et met sur le devant de la scène des théories de l’Etat et du marché portés par les économistes associés à la société du Mont Pèlerin, parmi lesquels Friedman et Hayek. Cette doctrine n’est cependant pas une théorie économique mais un mode de compréhension plus vaste des interactions sociales et du rôle respectif du gouvernement et des marchés. En pratique, cependant, cette philosophie politique se traduit par la mise en place d’une politique économique basée sur la stabilité des agrégats monétaires (selon les principes monétaristes), la diminution des impôts, du financement d’infrastructures publiques et de programmes sociaux, des dérèglementations et privatisations, et sur le plan international, la libéralisation des échanges et des transferts de capitaux. Même le gouvernement socialiste français, après avoir mis en place une politique redistributive et d’augmentation des minima et avantages sociaux, amorce une politique de privatisation dans la seconde moitié des années 1980.

GardnercurveLes effets de ce tournant néolibéral sur les économistes sont variés. Les coupes dans les budgets de recherche, aux Etats-Unis comme en Europe, les mettent sur la défensive, comme la tendance de Thatcher et Reagan à se reposer sur des conseillers qui n’ont, aux yeux des économistes universitaires, pas toujours de crédibilité scientifique suffisante. Les fondations théoriques et la validité empirique de la « courbe de Laffer », par exemple, qui postule que les recettes fiscales diminuent à partir d’un certain taux d’imposition, sont particulièrement contestées. Ce tournant politique rend plus visible certaines communautés de recherche traditionnellement éloignée de Washington, qui critiquent l’intervention active et discrétionnaire de l’Etat : certains macroéconomistes associés à l’université de Minnesota et à la Federal Bank of Minneapolis, ou encore, les économistes du courant du Public Choice à Virginia et Rochester. Surtout, cette politique de désengagement de l’Etat ne se traduit pas, loin s’en faut, par un désengagement des économistes de la sphère publique. Elle induit plutôt une transformation de leur rôle et de leurs rapports à leurs divers clients, qui montrent un intérêt soutenu pour les nouveaux outils microéconomiques qu’ils développent à cette époque.

Après 1981, la promulgation d’un décret présidentiel, requérant que les coûts et les bénéfices potentiels de chaque nouvelle réglementation soient évalués a priori, généralise l’utilisation du calcul économique au sein du gouvernement fédéral. A cette époque, la discipline connaît un tournant empirique, et de nouvelles méthodes d’évaluation des politiques publiques se développent. Celles-ci incluent le recours aux expériences randomisées empruntées à la médecine, et l’exploitation économétrique de différences institutionnelles ou historiques entre écoles, hôpitaux, régions, pays – ce que l’on appelle les méthodes quasi-expérimentales. Les premières transforment l’économie du développement, les secondes ouvrent un réexamen des conséquences de politiques économiques et sociales comme l’augmentation du revenu minimum.

Par ailleurs, la volonté de Reagan d’introduire une dose de marché dans l’allocation et la gestion des biens publics offre aux économistes l’occasion d’appliquer un nouveau mélange de théorie des incitations (reposant sur le formalisme de la théorie des jeux) et expériences de laboratoire : il s’agit là encore d’une avancée majeure de la période récente. Un exemple emblématique de cette approche, appelée market design, est la mise en place d’une procédure d’enchères pour allouer les fréquences radiophoniques. Les propriétés du mécanisme — développé en 1994 pour la Federal Communications Commission par des économistes de Caltech et de Stanford comme Paul Milgrom, Robert Wilson et Preston McAfee — sont d’abord étudiées mathématiquement. La manière dont les agents économiques réagissent aux règles d’interaction sélectionnées et l’allocation qui en résulte sont ensuite scrutées en laboratoire. Ces techniques sont enfin appliquées dans d’autres pays et à d’autres types de biens publics (des créneaux d’atterrissage, en passant par les concessions de réseaux d’électricité et de forage) et privés.

L’utilisation de ces mécanismes par les pouvoirs publics, puis les transformations techniques et l’essor des entreprises de hautes technologies, font de cette capacité des économistes à créer des marchés une compétence très recherchée… mais pas nouvelle : les tentatives de comprendre le fonctionnement des marchés financiers dans l’entre-deux-guerres, puis l’essor des modèles visant à comprendre comment donner un prix aux actifs à partir des années 1960, ont fait des banques l’un des premiers « consommateurs » d’économistes. Plus largement, près de la moitié des groupes universitaires d’économistes américains se sont initialement développés au sein des business schools avant d’acquérir leur autonomie. Après la seconde guerre mondiale, c’est l’éducation managériale qui est, sous l’égide de la Ford Foundation et de chercheurs comme George Leland Bach, « scientificisée » via l’introduction de nombreux cours d’économie. Une tendance similaire est visible au sein des public policy schools et des law schools. A partir des années 1980, le département d’économie de Stanford, notamment, se plaint de la concurrence des business schools (y compris celle de sa propre université). Mieux financées, elles débauchent les meilleurs chercheurs et les étudiants les plus prometteurs. La réforme du recours à l’expertise scientifique dans les procès de discrimination, de dommages, de conflits commerciaux ou d’atteinte à la concurrence dans les années 1970 crée une demande supplémentaire pour les économistes. Celle-ci est renforcée par la Daubert Decision de 1993, qui requiert que les experts utilisent des méthodes qui font consensus dans leur discipline et que les « preuves » fournies soient de nature empirique.

Enfin, l’introduction de concurrence dans les systèmes éducatifs nationaux induit une internationalisation de la discipline, que certains historiens préfèrent qualifier d’américanisation. Dans les années 1970, un nombre croissant d’étudiants européens, dont les français Jean-Michel Grandmont, Jean-Pascal Benassy et Jean-Jacques Laffont, partent aux Etats-Unis pour obtenir un doctorat d’économie et en reviennent avec de nouvelles théories et de nouveaux modèles. A partir des années 1990, la multiplication des classements et l’idée du marché international de l’éducation accélère l’exportation des idées, pratiques et normes professionnelles anglo-saxonnes. Les principales revues américaines sont celles dans lesquelles il faut publier, les modèles et techniques empiriques produites au MIT, à Harvard, Stanford ou Chicago, ceux qu’il faut adopter, et la figure de l’économiste comme technicien neutre et indépendant, façonnée par les forces institutionnelles américaines, se généralise.

Conclusion : l’économiste dans la cité 2.0

Big Data_0La crise de 2008 est interprétée par de nombreux publics comme un signe de l’échec des économistes à comprendre les systèmes économiques et à en anticiper les évolutions. En réaction, ceux-ci mettent de plus en plus en avant leur capacité à quantifier des phénomènes tels que le réchauffement climatique, la montée des inégalités, la concentration croissante des marchés ou le rythme de l’innovation, à identifier les causes et conséquences de ces phénomènes et à évaluer les effets des politiques publiques envisagées. La révolution des données (le big data) continue de transformer leur offre d’expertise, les demandes qui s’adressent à eux et le contexte institutionnel dans lequel ils évoluent : l’enregistrement en temps réel de milliards de transactions procure de nouvelles sources de données sur les comportements économiques à exploiter. Un nombre croissant d’économistes abandonne des postes universitaire prestigieux pour travailler pour les géants du numérique : Hal Varian est Chief Economist chez Google, Susan Athey occupa un temps un poste similaire chez Microsoft, et le service de recherche d’Amazon emploie désormais plus de 150 docteur·e·s en économie. Enfin, les économistes se saisissent des possibilités de communication offertes par les réseaux sociaux pour développer et diffuser directement leurs idées. En Janvier 2019, une pétition pour l’adoption d’une taxe sur les émissions de carbone, dont les bénéfices seraient redistribués aux citoyens américains, est ainsi lancée par un groupe d’universitaires. En un mois, elle devient le texte le plus plébiscité par des économistes (plus de 3300). Pourtant, l’effet politique d’un tel consensus académique reste, pour l’instant, incertain.

Références

Les grandes lignes, exemples et chiffres de ce texte sont pour une majeure partie tirés des ouvrages et textes suivants, qui constituent une bonne introduction à l’évolution du rôle des pratiques des économistes et de leur rôle dans la cité au XXe siècle :

Backhouse, R. «United States, Economics in (1945 to Present).» TheNew Palgrave Dictionnary of Economics. Macmillan Publishers, London, 2008

Backhouse, R., Cherrier B. (eds). « The Age of the Applied Economist.» History of Political Economy49(supp), Duke University Press, Durham, 2017

Hirschman, D. Popp Berman, E. « Do Economists make policies ? On the Political effects of economics ,» Socio-Economic Review12(4), 779-811

Fourcade, M. « Economists and Societies : Discipline and Profession in the United States, Britain, and France, 1890s to 1990s ». Princeton University Press, Princeton, 2010

 Morgan, M., Rutherford, M. (eds.), « From Interwar Pluralism to Postwar Neoclassicism, »  History of Political Economy30(suppl), Duke University Press: Durham, 1998.

Notes

[1]La qualité de la presse économique et financière britannique est atypique. The Economistet le Financial Times, fondés en 1843 et 1888 respectivement, fournissent toujours aujourd’hui des analyses économiques parmi les plus recherchées. Et c’est dans leurs pages que se règlent des débats entre Keynes et Hayek autour des politiques de relance. L’économiste est un intellectuel qui contribue au débat public. Lionel Robbins, pourtant connu pour mettre en garde les économistes contre les aspects politiques de la discipline, dirige d’ailleurs le Financial Times dans les années 1960.

[2]L’un des cercles les plus connus est le Political Economy Club de Cambridge, animé par Keynes.

[3]Dans la foulée, Charles Dunbar et Lawrence Laughlin lancent le Quaterly Journal of Economics et le Journal of Political Economy, respectivement édités à Harvard et Chicago.

[4]Il faut attendre 1957 pour qu’un programme pour les sciences sociales soit ouvert.

[5]Selon Mitchell, la science économique souscrit à la même définition de l’objectivité et aux mêmes principes de validation empirique que les sciences dures.

[6]Le prix est initialement instauré par les économistes suédois pour donner du lustre aux théories qui vantent les bénéfices de l’émancipation des banques centrales vis-à-vis du pouvoir politique, et la conduite de politiques monétaires restrictives.

[7]Les controverses les plus retentissantes concernent la promotion des économistes recrutés à Harvard : Samuels Bowles, Herbert Gintis, et Thomas Weisskopf.

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