Les économistes sont-ils sexistes?

Un pavé dans la mare des économistes

Sexisme: le mot est sur les bouches de tous les économistes américains depuis quelques semaines. Depuis que, le 8 Août, Justin Wolfers a attiré l’attention sur le mémoire de master rédigé par Alice Wu, étudiante à Berkeley (l’article de Wolfers est traduit ici par Martin Anota). Celle-ci a effectué du text-mining sur les millions de posts de l’Economic Job Market Rumors, un forum anonyme initialement conçu pour partager des informations sur le recrutement des économistes, et devenu depuis un lieu contesté, une machine a café virtuelle où toutes sortes de rumeurs et conseils techniques sont échangés, et où les principaux écrits des économistes Américains sont discutés. Grâce à des technique de machine learning, elle a identifié les mots qui predisent le mieux si chaque post traite d’un homme ou d’une femme.. Pour les premiers, ces mots sont en général associés à leur travail (même si on note la présente de termes tels qu’ « homosexuel») Pour ces dernières, la liste fait froid dans le dos, et une traduction n’est pas nécessaire :

hotter, lesbian, bb (internet speak for “baby”), sexism, tits, anal, marrying, feminazi, slut, hot, vagina, boobs, pregnant, pregnancy, cute, marry, levy, gorgeous, horny, crush, beautiful, secretary, dump, shopping, date, nonprofit, intentions, sexy, dated and prostitute.

 Les réactions, sur twitter, puis sur divers blogs d’économistes ne se sont pas fait attendre.

Une partie des discussions s’est focalisée sur ce qui justifie l’utilité d’un tel forum avant sa colonisation par des trolls, et sur le caractère néamoins minoritaire de telles dérives : l’asymétrie d’information, le caractère très hiérarchique de la discipline, l’anonymat : la totalité du forum était-elle bonne à jeter ? Fallait-il modérer, fermer, remplacer ? Même le nouveau président de l’American Economic Association, Olivier Blanchard, s’est exprimé sur le sujet. Mais parce que certains ont opposé qu’un tel forum anonyme ne saurait constituer un échantillon représentatif, les échanges se sont élargis : le sexisme ordinaire de la profession toute entière a été pointé du doigt, la dureté des séminaire, les remarques en entretien de recrutement, le manque de crédit accordé aux femmes économistes dans la presse, etc.

La faible féminisation de l’économie : un phénomène quantifié difficile à expliquer

Les conséquences de ce sexisme ont ensuite été abordées, en particulier la faible représentation des femmes en économie, et une tendance à la détérioration depuis les années 2000.   Les femmes représentent aujourd’hui aux Etats-Unis 31% des doctorants en économie, 23% des enseignants-chercheurs en tenure-track, 30% des professeurs assistants et 15% des professeurs C’est certes plus qu’en 1972 : les femmes représentaient alors 11% des doctorants, 6% des enseignants-chercheurs dont 2% de professeurs dans les 42 principaux départements du pays. Mais c’est moins que le nombre de femmes travaillant à des postes de direction dans la Silicon Valley (pourtant l’objet de nombreux scandales) ou qui votent dans les jurys décernant les oscars. Ces niveaux de féminisation sont très inférieurs aux autres sciences sociales, et classent l’économie parmi les disciplines les plus inégalitaires, avec les sciences de l’ingénieur et l’informatique. Surtout, le différentiel de salaire entre hommes et femmes assistant et full professor a explosé depuis 1995 (le salaire d’une professeure est passé de 95% de celui d’un homologue masculin à 75% aujourd’hui). Le phénomène est atypique. La source de ce déséquilibre l’est aussi. Alors que la majorité des sciences souffre d’un leaking pipeline, le nombre de femmes diminuant au fur et à mesure qu’elles passent du premier et second au troisième cycle puis évoluent dans la hiérarchie académique, l’économie peine aussi à attirer des étudiantes de premier cycle. Aux Etats-Unis, celles-ci constituent moins de 35% des étudiants de premier cycle ; l’économie est ainsi la seule discipline ou la proportion de docteures en économie (PhD) est supérieure au nombre d’étudiantes titulaires d’une licence (BA). La proportion de doctorantes a également chuté de 6 points depuis les années 1990.

La situation n’est pas meilleure en Grande Bretagne, où la proportion des femmes en premier cycle d’économie, inférieure à 30%, accuse elle aussi une baisse ces dernières années. Cette proportion semble fortement corrélée à celle du taux d’élèves étudiant l’économie dans le secondaire. En revanche, le pourcentage de femmes économistes au gouvernement est en constante augmentation. Seulement 19% des économistes enregistrés sur RePec – une base de données mondiale de plus de 50 000 économistes publiant dont on ne connaît pas la représentativité – sont des femmes. Soledad Zignago documente une forte différence entre les pays (de 4% à 50% de femmes) et entre les champs. Elle montre que les femmes sont encore moins représentées dans les « top 100 » que le site publie régulièrement. Il n’y a qu’une femme, Carmen Reinhart, dans les 100 économistes les plus cités aux Etats-Unis, 5 si on se limite aux 10 dernières années.

Cette faible féminisation n’est pas nécessairement liée au sexisme, qui, quoique rarement défini dans ces débats, semble perçu comme un facteur résiduel. Considéré comme une croyance infondée sur l’infériorité présumée d’un groupe d’humains, c’est-à-dire comme un biais, il constituerait la variable explicative vers laquelle se tourner une fois qu’on a pris en compte d’éventuelles différences d’aptitudes mathématiques, de préférences et d’arbitrage carrière/famille, de socialisation ou de productivité. Car la plupart des facteurs ci-dessous sont soit inexistants (les différences d’aptitude mathématiques), soit insuffisants pour expliquer la totalité des les inégalités de promotion et de salaire entre économistes hommes et femmes. Mais ce qui peut causer ces inégalités résiduelles appelées discrimination (et donc comment celles-ci peuvent être effectivement combattues) n’est pas clair pour autant. Sont invoqués des problèmes d’information imparfaite, de frictions, mais aussi de norme et de culture sexiste suffisamment importants pour altérer l’évaluation des travaux des femmes économistes et leur trajectoire professionnelle. Erin Hengel a par exemple montré que les femmes sont soumises à des exigences de lisibilité plus fortes pour publier dans la prestigieuse revue Econometrica, et que le processus de révision de leurs articles prend en moyenne six mois de plus que celui des hommes. Heather Sarsons a étudié les décisions de tenure (octroi d’un poste de professeur des université) effectuées par les comités de promotion américains, et a constaté que les femmes sont pénalisées quand elle co-signent leurs articles de recherche. Les hommes reçoivent une promotion 75% du temps, qu’ils écrivent seuls ou en équipe. En revanche, seuls les femmes publiant des articles en solo ont un taux de promotion équivalent. Pour celles qui choisissent de coécrire, ce taux chute à 50%

L’apport de l’analyse historique

            Une remise en perspective historique du statut des femmes économistes dans les pays anglo-saxons permet de formuler des hypothèses supplémentaires. Car les femmes ne sont pas absentes de l’histoire de l’économie. Elles rédigent jusqu’à 20% des thèses validées par l’American Economic Association dans les années 30, mais ce chiffre tombe à 4,5% en 1950. En cause, des règles universitaires qui interdisent au femmes de suivre des études doctorales dans nombre de département d’économie, la difficulté d’y trouver un poste, et les opportunités qui s’ouvrent à la même période dans les départements de travail social, d’économie domestique, et dans les agences d’un gouvernement en pleine révolution statistique. Quoiqu’effacées de l’histoire officielle, elles prennent une large part au développement de l’économie empirique. Le premier économiste à programmer un logiciel de régression se nomme Lucy Slater ; l’expert en simulation des années 1950, s’appelle Irma Adelman ; et la première expérimentation contrôlée sur l’impôt négatif est réalisé par Heather Ross. Ces évolutions ne sont pas sans rappeler celles, encore plus tranchées, qu’ont connu les sciences de l’informatique. Les historiens de l’informatique ont montré que la programmation était, après la Second Guerre mondiale, avant tout une affaire de femmes, et que celles-ci furent poussées à quitter ce champ au fur et à mesure que leur spécialité devenait plus scientifique, plus prestigieuse, et plus rentable. Les tests d’aptitude mis en place participèrent à la création d’une identité genrée – le bon programmeur est asocial, systématique, geek, etc. Comprendre comment le sort des femmes économistes est lié au développement de l’économie, et de l’économie appliquée en particulier, nécessite donc d’analyser, outre les inégalités de sexe, les identités de genre, mais aussi les hiérarchies entre sous-domaines d’une même discipline et la trajectoire de cette discipline dans la hiérarchie symbolique du champ scientifique.

            C’est enfin sur fond de troubles sociaux et de controverses théoriques et empiriques que les économistes américains commencèrent à s’intéresser aux problèmes de représentation féminine dans leurs rangs. Car la spécificité des économistes est que la discrimination n’est pas d’abord un problème expérimenté, mais un objet de travail. Cela crée un effet miroir intéressant à étudier. Le débats sur l’offre de travail des femmes du début des années 1970 opposaient les tenants d’une approche plutôt béckerienne  ( explication basée sur les préférences des choix de spécialisation effectués au sein d’un ménage) aux tenantes d’approches plus empiriques, marxistes ou féministes qui mettaient l’accent sur la ségrégation du marché du travail et soulignaient l’importance d’en étudier les institutions. Ce furent ces chercheuses qui dénoncèrent le plafond de verre et des difficultés rencontrées par les universitaires, organisèrent un caucus et obtinrent le vote d’une série de résolutions. Le résultat fut la création d’un marché de l’emploi (le fameux Job Market des économistes américains) et d’un Committee on the Status of Women in the Economic Profession (CSWEP) chargé d’une étude statistique annuelle. Cette démarche fut appuyée par le président de l’époque, Kenneth Arrow, qui, comme le montrent les travaux de Cleo Chassonery-Zaïgouche, travaillait lui aussi à une alternative à la théorie béckerienne : une théorie de la discrimination statistique mettant l’accent sur l’information imparfaite et les coûts de recrutement. Les archives de l’AEA montrent que dans l’esprit de tous ces protagonistes, les modèles utilisés pour comprendre les phénomènes de discrimination ne sont pas séparés des discussions sur le statut des femmes économistes.

Et les femmes économistes en France ?

En France, en revanche, le silence semble assourdissant. Il ne s’agit même pas de se demander si les économistes sont sexistes, mais en premier lieu de se demander quelle est la place des femmes dans la science économique, et si elles subissent des discriminations. Si la question n’est même pas posée, c’est parce qu’il n’existe quasiment aucune donnée sur ce sujet. Car si les causes et conséquences de la faible féminisation de la discipline sont aujourd’hui discutées aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, c’est bien grâce aux efforts d’accumulation des données réalisées par le CSWEP, la Royal Economic Society, où plus récemment, l’association des femmes en finance – le champ le moins féminisé de l’économie. Et de telles données n’existent tout simplement pas en France.

Les chiffres agrégés montrent que si plus de la moitié des étudiants de premier cycle, toutes disciplines confondues, sont des femmes, celles-ci ne forment plus que 40% des maitre de conférence et 20% des professeurs des Universités. Ce constat, complété par des recherches sur les concours de l’enseignement supérieur (qui révèlent une discrimination positive), sur les promotions universitaires, et sur la représentativité des femmes en science (voir cette synthèse de Thomas Breda) a donné lieu à un cycle de conférences gouvernementales et un plan d’action sur l’égalité hommes-femmes dans l’enseignement supérieur et la recherche. Par ailleurs, de nombreux économistes travaillent, en France, à une meilleure compréhension des mécanismes discriminatoires, comme en témoigne ce rapport du conseil d’analyse économique, ce numéro spécial de Regards Croisés sur l’Economie, le succès du programme PRESAGE commun à SciencesPo et l’OFCE, visant à coordonner les recherches et l’enseignement autour des problématiques de genre, ou cet ouvrage rédigé par Jézabel Couppey-Soubeyran et Marianne Rubinstein pour intéresser les femmes au raisonnement économique.

Ces programmes de recherche utilisent des méthodologies différentes, discutées par exemple dans cours dispensé par Hélène Périvier. Mais ces outils ne sont pas appliqués à l’étude du statut des femmes économistes. Celles-ci représentent 26% des économistes français enregistrés sur RePec, et 14 femmes font partie du top-100. Une étude menée par Clément Bosquet, Pierre-Philippe Combes et Cécilia Garcia-Penalosa a partir des données du concours de l’agrégation du supérieur en économie pour les postes de professeurs des universités (PU) et celles du concours de directeur de recherche CNRS (DR) montre que les femmes économistes ont une probabilité d’occuper un poste de PU inférieure de 22 points aux hommes (40 contre 18%), et une probabilité d’occuper un poste de DR CNRS inférieure de 27 points (45 contre 18). La probabilité de réussir le concours est sensiblement la même, la différence se situant au niveau des candidatures : la propension des femmes à postuler est inférieure de 37% à celle des hommes pour l’agrégation et de 45% pour le concours DR CNRS. 86% de ce différentiel est attribuable au sexe des candidats, toutes choses égales par ailleurs. Là encore, il est difficile de faire plus que d’émettre des hypothèses économiques, sociologiques ou psychologiques pour expliquer les sources de ce différentiel.

A ma connaissance (limitée), c’est a peu près tout. Aucune données n’est disponible sur les sites de l’AFSE et de l’AFEP, les deux principales associations d’économistes universitaires. Si la question n’est pas posée, c’est peut-être en raison de différences de tradition statistiques et de réponses institutionnelles aux phénomènes de discrimination entre la France et les pays Anglo-Saxons (cf le débat sur les statistiques ethniques). C’est peut-être aussi que la culture du monde universitaire français rend la question informulable, au risque d’être immédiatement étiqueté comme « la femme chiante qui bosse sur des trucs de femme » (risque dont j’ai cruellement conscience en écrivant ce post). Pourtant, la question de la représentation (statistique et symbolique) des femmes économistes en France est un sujet qui réclame la constitution de bases de données, une créativité théorique empruntant à d’autres sciences humaines, des défis empiriques, et qui ouvre, in fine, vers des possibilités d’amélioration d’allocation des ressources intellectuelles vers de nouvelles question de recherches et de nouvelles techniques : de quoi passionner tous les économistes.

3 Comments

  1. “le bon programmateur est asocial, systématique, geek, etc.”
    Naon. “Programmeur”. Un “programmateur” ça sert à régler sa machine à laver.

    (L’article est très intéressant sinon, merci beaucoup. Désolé de réagir juste sur ce détail ^^”).

    1. Merci de prendre le temps de me corriger. les joies d’écrire en français quand on travaille essentiellement en anglais!

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