Utiliser The Wire pour enseigner l’économie à des non-spécialistes : bilan et reflexions

L’an dernier, 3 jours avant le début des cours d’économie, mes étudiants ont déclaré à Ouest France se sentir bien dans leur formation, mais ne pas comprendre “ce que certains cours faisaient là.” Malaise parmi les enseignants. Cette phrase pouvait signifier deux choses : que certains des enseignements fournis ne préparaient pas assez bien les étudiants à leur pratique professionnelle future, ou bien qu’ils ne contribuaient pas à leur faire comprendre le monde dans lequel ils évoluent. Et, si aucun cours n’était nommément visé, cette critique sonnait familière à mes oreilles d’économiste.

Enseigner à des non-spécialistes : quelles contraintes ?

Les crises économiques sont en effet traditionnellement accompagnées d’une remise en cause de la pertinence de l’analyse économique et des modalités de son enseignement. La crise des années 1970 a conduit à la création de l’Union des Economistes Radicaux (URPE), et a poussé de nombreux départements d’économie à enseigner les bases de la microéconomie avant d’initier les étudiants à la macroéconomie. Elle a aussi, ironiquement, contribuée au développement des séries d’exercices donnés en travaux dirigés (les “problem sets”), aujourd’hui très décriés. Le mouvement Freakonomics s’est ensuite largement développé en réponse à la crise des années 1990, et la crise financière de 2007 a amorcé un nouveau mouvement de contestation étudiante, illustré par la constitution du Manchester Post-Crash Economic Movement. En France, le collectif étudiant Autisme Economie des années 2000 a laissé la place à PEPS-Economie (Pour un Enseignement Pluraliste dans le Supérieur en Economie). De nouvelles maquettes ont été proposées, et de nouveaux manuels visant à enseigner l’économie “comme si les trois dernières décennies avaient eu lieu” ont été diffusés, notamment celui du CORE, dirigé par Wendy Carlin. Pour faire face à la désaffection des étudiants pour l’économie, des rapports publics ont également été commandé : à celui de Jean-Paul Fitoussi en 2001 a succédé celui de Pierre-Cyrille Hautcoeur en 2014.

Ces économistes s’accordent à recommander un enseignement faisant une plus grande part à l’étude des faits et des grands problèmes économiques. Les efforts récents des chercheurs pour étudier et expliquer les phénomènes réels devraient être présentés dès les cours d’introduction, qui s’agissent des résultats de l’économie behavioriste, de l’économie expérimentale, de l’économie des institutions et de l’information, de l’utilisation d’expériences naturelles et randomisées, ou de l’intégration des marchés financiers, de frictions de toutes sorties, des problématiques d’appariement ou d’équilibre multiples aux les modèles macroéconomiques. Pour d’autres, ce n’est pas suffisant : il faudrait plus d’enseignements réflexifs –histoire de la pensée économique, épistémologie, histoire économique–, et enseigner une plus grande diversité de théories et de méthodologies, notamment qualitatives. Dans un cas comme dans l’autre, l’attention s’est toujours focalisée sur les quelques 250 000 étudiants inscrits en cursus d’économie en France.

Le problème, c’est que mes étudiants ne suivent pas de cursus d’économie. Ils se sont inscrits en IUT pour s’y former à la gestion urbaine, aux services à la personne, à ce que l’on appelle “les carrières sociales.” Leur formation est appliquée, largement tournée vers la géographie, l’urbanisme, la cartographie, le droit, et la gestion. Et comme d’innombrables formations aux métiers du secondaire et du tertiaire en France, leur cursus intègre un ensemble de cours fondamentaux en sciences sociales, dont les étudiants ne comprennent pas toujours l’intérêt : de la sociologie, de la psychologie, de l’anthropologie, et de l’économie. Or, de l’enseignement de l’économie aux non-spécialistes, il n’est jamais question, ni dans les statistiques (impossible de connaitre le nombre d’étudiants non-spécialistes qui assistent à un cours d’économie au cours de leurs études supérieures), ni dans les réflexions pédagogiques. Parce que le profil de ces étudiants impose des contraintes radicales à l’enseignement de l’économie, il constitue pourtant terreau privilégié pour repenser nos pratiques en profondeur.

Les contraintes que j’ai recensée alors que je développais mon cours étaient de trois types :

Repenser les objectifs

Les étudiants en économie, explique Wendy Carlin, doivent non seulement apprendre “comment parler d’économie,” mais aussi “comment faire de l’économie.” Mais mes étudiants n’étaient ni ne seraient jamais des économistes. Les objectifs du cours devaient donc être totalement repensées. S’agit-il de former des citoyens à “lire l’économie” afin de prendre des décisions éclairées ? Bien sûr, mais pas seulement. En tant que futurs urbanistes et professionnels des services, ceux-ci doivent acquérir la capacité de saisir les conséquences des changements de régimes de politique économiques sur leurs secteurs, largement financés sur fonds publics. S’il s’agissait de transmettre des connaissances de base en économie, le terrain était bien balisé. De nombreuses ressources existaient, en particulier les vidéos Dessine-moi l’éco produite par l’équipe du Monde, des documentaires tels qu’Inside Job ou des films tels que The Big Short sur la crise financière. Mais l’objectif était également de fournir aux étudiants une boîte à outil, un ensemble de concepts ou de raisonnements leur permettant de comprendre les “territoires” et les “sociétés” qu’ils devaient contribuer à transformer par la mise en œuvre de politiques sociales ou d’aménagement.

Cinquante heures d’économie dans une vie

Je n’avais aucune idée du contenu de cette boite à outil, si ce n’est qu’elle devait pouvoir permettre de comprendre le réel, et que je ne disposais que d’une cinquantaine d’heures de cours magistraux et travaux dirigés répartis sur 2 ans pour la transmettre. Cette contrainte horaire radicale mettait en exergue les limites de l’enseignement traditionnel de l’économie autant que celles des propositions pour un enseignement pluraliste. Il faut à un étudiant de licence des centaines d’heures d’apprentissage des mathématiques et des concepts microéconomiques et macroéconomiques fondamentaux pour saisir le noyau de la discipline (les modèles d’équilibre général basés sur l’optimisation coordonnée des agents), et des centaines d’heures de probabilité, d’économétrie, de techniques expérimentales, d’économie behavioriste, de spécialité, pour ensuite comprendre comment ces modèles peuvent être modifiés pour être confrontés à la réalité. De son côté, l’enseignement pluraliste s’est construit contre cette approche dite “néoclassique.” Mais cela suppose de commencer par l’étudier avant de la déconstruire et de la remplacer par des idées post-Keynésiennes, évolutionnistes, institutionnalistes, autrichiennes ou autre. Un tel processus était un luxe que je ne pouvais pas m’offrir, et il n’aurait de toute façon pas fait sens aux yeux de mes étudiants : pourquoi fallait-il commencer par étudier des marchés et des comportements aux caractéristiques irréalistes pour comprendre des situations réelles ?

Une autre approche des phénomènes sociaux

Enfin, je ne pouvais me permettre aucune violence intellectuelle : pas de lagrangien à résoudre “parce que c’est ce que font les économistes,” pas d’échange de drap contre du vin “parce que c’est ainsi qu’on enseigne la théorie de l’avantage comparatif.” Les outils que j’allai leur proposer le mardi à 9h00 pour étudier et expliquer les comportements sociaux, la pauvreté ou les migrations allaient être directement mis en concurrence avec ceux offerts par mon collègue sociologue la veille ou ma collègue anthropologue le lendemain. Ce n’était donc pas à eux de s’adapter aux modes de pensées économiques, mais à moi de saisir leurs objectifs, méthodes, et pratiques professionnelles. Ces étudiants apprenaient à faire un budget, à instruire un permis de construire, à appliquer des règlementations acoustiques, à évaluer la qualité d’un service à la personne, à cartographier, à enquêter pour comprendre les besoins d’une population. Et cette réalité qu’il leur fallait saisir, ils ne la tiraient pas de graphiques ou de séries temporelles. Il s’agissait d’aller l’observer “sur le terrain.” Les premiers mois du cursus étaient d’ailleurs consacrés à la réalisation d’une monographie basée sur l’administration de questionnaires, l’observation participante et la réalisation d’entretiens dirigés. Cette notion de “terrain,” centrale dans de nombreuses disciplines, est largement absente en économie. Mais, faute de pouvoir amener les étudiants sur un terrain réel, je pouvais au moins tenter d’amener un terrain urbain “réaliste” en l’amphi. La série américaine The Wire (Sur Ecoute, dans sa version française) diffusée entre 2002 et 2008 sur HBO, semblait une piste prometteuse.

The Wire comme terrain d’étude 

La série décrit les interactions quotidiennes de centaines d’habitants de la ville de Baltimore : ses dealers de drogue et ses policiers (saison 1 à 3), ses dockers et ses syndicats (saison 2), ses juges, maires et conseillers municipaux (saison 3 et 4), ses enseignants (saison 4) et ses journalistes (saison 5). Ces personnages sont des agents sociaux qui travaillent, investissent, consomment, empruntent, parient, font des choix. Mais le personnage principal, c’est bien Baltimore, ses rues, ses quartiers, ses tours. Les qualités d’écriture, la portée critique, et surtout le réalisme de la série furent salués par de nombreux critiques, qui la qualifie encore régulièrement de “meilleure série de touts les temps.” La réalité sociale complexe décrite avait ainsi été intégrée à de nombreuses reprises à des enseignements universitaires. The Wire avait été utilisé à l’Université d’Harvard et celle de Montréal pour enseigner la sociologie urbaine, dans un cours sur les inégalités proposé à Duke, ou pour appuyer des cours de criminologie et de droit américain. Elle avait donné lieu à de nombreux articles et conférences universitaires, dont un ouvrage de référence en français. Si la série se prêtait aussi bien à l’enseignement des sciences sociales et humanités, c’est parce que les scénaristes avaient largement puisé dans celles-ci pour façonner une critique du capitalisme et des effets de la désindustrialisation.

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 En revanche, il existait peu de pistes sur l’utilisation de la série pour enseigner l’économie. Pourtant, si le comportement de nombre des acteurs est scénarisé pour obéir à des motivations telles que le pouvoir, la reproduction sociale etc., d’autres acteurs ont été explicitement pensés comme des agents économiques. Les scénaristes ont ainsi construit sur les 3 premières saisons, un arc narratif autour des relations entre un personnage plutôt “socio” et un personnage plutôt “éco.” Le premier, Avon Barksdale, dirige l’un des gangs les plus influents de Baltimore. Se définissant comme “just a gangsta,” il perçoit le contrôle de son territoire, ses rues et ses tours comme un instrument de pouvoir. Il cherche donc à le préserver à tout prix, ce qui l’amène passer la plus grande partie de la saison 2 en prison, et de la saison 3 en guerre contre un jeune dealer, Marlo. Ces trois saisons le montrent de plus en plus distant vis-à-vis de son second (et ami d’enfance), Stringer Bell, a qui il donne le surnom méprisant de “businessman.”

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C’est que ce dernier a une conception complètement différence de la gestion de leur cartel. La série le montre prenant des cours d’économie à l’université publique et cherchant à appliquer la notion “d’élasticité ” à la gestion de son “entreprise.” Son raisonnement économique le conduit à donner à son concurrent, Proposition Joe, une partie du territoire de son cartel en échange d’un accès à une héroïne de meilleure qualité. Ceci crée de fait un duopole, et déclenche une guerre des prix . Stringer, Prop Joe et leurs concurrents créent ensuite une coopérative de détail, pour unifier leurs sources d’approvisionnement, se partager le territoire et éviter ainsi des affrontements propres à l’intervention de la police. L’objectif final de Stringer est d’abandonner son activité de dealer pour devenir un homme d’affaire. A cet effet, il tente de corrompre des hommes politiques locaux pour obtenir les permis de construire qui lui permettront de blanchir l’argent du trafic et monter sa nouvelle activité. L’issue des désaccords croissants avec son chef, Avon, lui est fatal : ce dernier le fait assassiner. Alors que les policiers enquêtent sur son meurtre et fouille un appartement à la décoration étrangement raffinée, ils trouvent dans sa bibliothèque une copie de La Richesse des Nations, le célèbre ouvrage d’Adam Smith.

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Sur la base de ce matériau, j’ai conçu une série de cours reprenant toujours la même séquence : projection de plusieurs extraits, introduction d’outils, application de ceux-ci pour expliquer les comportements observés dans l’extrait, puis application à d’autres exemples de l’actualité récente. Si l’impossibilité de choisir la réalité économique mobilisée contraignait mon champ d’action, les outils mobilisés n’en étaient pas moins (néo)classiques : le comportement des junkies était prétexte à l’introduction des notion de rationalité, de raisonnement à la marge, de demande et d’élasticité, le tout discuté à l’aide de graphiques. Les décisions de Stringer Bell permettait d’étudier des notions d’input et d’output (pour les étudiants de gestion urbaine, le territoire est un input naturel dans une fonction de production), de coût et bénéfice marginaux, de profit et d’offre. Le marché de la drogue à Baltimore, ainsi que les politiques visant à régler les problèmes de violence, de dépendance et de pauvreté, étaient ensuite abordés. Enfin, un autre outil était introduit pour interpréter la guerre des gangs comme un phénomène rationnel, et comprendre comme lutter contre elle : la théorie des jeux.

Après avoir enseigné ce cours pendant 3 ans, mon bilan est mitigé. Si certains outils ont été compris, digérés, et même utilisés en mémoire de stage, d’autres n’ont pas convaincus.

Succès

Une perspective pluridisciplinaire

L’approche retenue a permis d’offrir une perspective pluridisciplinaire aux étudiants. La première année, alors que je tentais d’expliquer le comportement de Stringer Bell grâce à des outils économiques, deux ATER en géographie et sociologie, Kévin Mary et Clément Marie-dit-Chirot, travaillaient sur les mêmes extraits avec une approche et des objectifs différents. Par exemple, l’échec de Stringer à s’insérer dans le monde des affaires local leur permettait d’étudier l’importance des codes sociaux. L’année suivante, mes collègues et moi-même avons utilisé The Wire pour proposer une séquence plus générale d’introduction aux sciences sociales. Un montage des extraits utilisés en cours, d’environ une heure, était projeté aux quelques 120 étudiants, sans aucune introduction. Nous leur demandions ensuite de décrire la réalité observée, de caractériser les problèmes sociaux à l’œuvre, puis de proposer des causes et des remèdes. Chaque année, le même schéma se dessinait. Environ 1/3 des étudiants interprétaient la situation catastrophique des noirs américains de Baltimore comme la conséquence de discriminations raciales et sociales. 1/3 affirmaient que le zoning et la ghettoïsation étaient responsables de la pauvreté et de la criminalité observée, et voyaient ainsi les politiques de rénovation urbaine comme une solution appropriée. Et le tiers restant considéraient la pauvreté et la criminalité comme des problèmes économiques et suggéraient de couper les sources d’approvisionnement, de durcir les sanctions, de proposer des cures de désintoxication plutôt que des séjours en prison, ou au contraire, de dépénaliser la consommation de drogue. Les désaccords au sujet des politiques proposées étaient frappants, les débats parfois violents.

Ces différences d’interprétation nous permettaient in fine d’introduire les concepts fondamentaux de nos disciplines respectives : les villes mono/poly centriques, les effets d’agglomération ou la gentrification pour Jérôme Legrix-Pagès, géographe ; les notions de genre, de classe et de race pour Stéphane Valognes, sociologue. Et les notions d’offre et de demande, de concurrence, de maximisation du profit, mais aussi de coordination et d’incitation en économie. L’utilité de ces cours souvent jugés “théoriques” et “abstraits” apparaissait ainsi plus clairement aux étudiants. L’exercice créait également une dynamique particulière pour les enseignants, qui se retrouvaient sommés de résumer et de défendre de manière convaincante, en quelques minutes, l’essence de leur discipline. Il n’était pas question de mentionner les divisions internes et les querelles des économistes. Faire mon cours dans un contexte pluridisciplinaire m’a paradoxalement forcé à justifier constamment l’intérêt d’étudier les agents comme des êtres rationnels, calculateurs et stratèges. Je n’avais pas à me soucier de nuancer mon propos par une étude des institutions, des normes, ou des interactions spatiales, ni même à insister sur les limites de mes outils. Mes collègues s’en chargeaient. Autrement dit, cette approche interdisciplinaire n’était possible qu’en ayant fait la paix avec son identité disciplinaire, en assumant les spécificités de l’approche économique, et en abordant ses limites de manière humble.

Des outils simples et puissants

Cette entrée en matière et la référence constante à une situation de terrain m’a permis d’appliquer les outils introduits aux questions posées par les étudiants. Après leur avoir appris à tracer une courbe d’offre (celles des gangs) et une courbe de demande (celle des junkies), nous avons réexaminé leurs débats de politique économiques du cours d’introduction. Ils ont pu visualiser les effets agrégés, parfois inattendus, d’un programme de désintoxication ou de la mise en place de peines plus dissuasives sur les prix et les quantités échangées. Les étudiants ont souvent été prompts à pointer les limites de ces outils, mais pas une fois l’utilité de ces outils ne fut remise en cause. Ces outils ne permettaient pas vraiment de choisir la bonne politique, disaient-ils, mais plutôt de rendre le débat plus riche.

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Mais le plus grand succès du cours fut l’introduction à la théorie des jeux. La notion de  “jeu” est la métaphore dominante de la série, celle utilisée par tous les protagonistes pour désigner leur activité, et par extension, leur vie. La première saison contient par exemple, une célèbre scène dans laquelle un dealer utilise un jeu d’échec pour expliquer les règles du trafic de drogue à de jeunes recrues. Toutes les citations les plus caractéristiques de la série y font allusion :‘all in the game,‘ ‘the game is the game,’ ‘game’s the same, just more fierce,‘ ‘there’s game beyond the fuckin’ game’. Enfin, les situations propres à l’application des outils de la théorie des jeux abondent, à commencer par la guerre permanente que mènent les gangs les uns contre les autres. Les derniers cours étaient l’opportunité de demander aux étudiants d’expliquer en quoi cette guerre est rationnelle. Je leur proposais de la modéliser avec une matrice dont les paiements pour chaque stratégie (faire la guerre/ne pas faire la guerre) étaient choisis par chacun d’entre eux. Après un semestre passé à étudier le marché de la drogue, les paiements choisis étaient certes différents mais ils étaient systématiquement ordonnés de manière à ce que je puisse proposer une résolution type dilemme du prisonnier. Cette idée que les agents économiques sont coincés dans une situation non optimale à cause de leurs anticipations respectives et d’un manque de coordination leur semblait convaincante parce qu’elle dérivait de leur propre quantification des gains et pertes associés à la situation et non d’un exemple ad hoc choisi à dessein par l’enseignant. La série présente en outre de nombreux mécanismes visant à éviter le dilemme du prisonnier : des normes sociales (les dealers respectent la « trève du dimanche »), des jeu répétés, des jeux coopératifs (la « coop »), des incitations à trahir, des jeux de la poule mouillée ou de l’ultimatum.

Echecs et difficultés         

Dans un rapport intitulé Réapprendre l’Economie, les étudiants de l’université de Manchester demandent à ce que

L’économie soit enseignée de manière inductive autant que faire se peut. Cela suppose de présenter d’abord les éléments factuels – données statistiques, analyse historique, études de cas, expériences, etc. – puis les théories qui s’accordent de manière plausibles avec ces faits doivent ensuite être enseigné comme des interprétations de ceux-ci.

Mais dans les manuels respectant largement ce principe, comme celui du CORE, les faits concernant par exemple la croissance, les inégalités ou l’innovation sont stylisés. Ils sont perçus, observés puis nettoyés et mis en forme à travers le prisme de certaines théories économiques. Enseigner avec une série revient à abandonner la possibilité de travailler avec des faits stylisés, et implique d’être confronté à une réalité désordonnée où les motivations économiques, sociologiques et psychologiques sont mélangées. La série fournit un nombre conséquents d’exemples pour des cours d’économie urbaine, industrielle ou de public choice. Mais enseigner les bases du comportement du consommateur et du fonctionnement des marchés à partir des extraits choisis m’a semblé  bien plus difficile.

            Rien dans les activités de Stringer Bell, par exemple, ne peut être représenté au moyen une fonction de coûts linéaire et continue. Après avoir recenser et quantifier les divers coûts de production auxquels le dealer fait face, les étudiants cherchaient en effet à reconstruire la fonction de coût marginal associé à l’utilisation des tours pour dealer. Ils devaient alors expliquer la décision de Stringer de transférer le contrôle de certaines tours à un concurrent. Quand, après des discussions laborieuses, je concluais qu’en première approximation les économistes représentent les entreprises par une fonction de coût marginal en forme de U, mon auditoire restait sceptique. Et je pouvais presque entendre Joan Robinson pouffer dans mon dos.

           Le cours de seconde année étant dédié aux politiques économiques, j’avais par ailleurs fait le choix classique de présenter celles-ci comme des solutions face aux  “défaillances de marché.” Mais un tel cadre supposait d’avoir préalablement expliqué ce qui se passe quand les marchés ne défaillent pas. Or, dans The Wire, rien n’est pur ni parfait, surtout pas la concurrence ou l’information. Décrire une situation où les agents sont preneurs de prix et très nombreux, où les biens sont identiques et où l’information est parfaite sonnait d’autant plus faux que mes étudiants avaient passé des heures à travailler sur un exemple ou tous les agents se connaissent, cherchaient à tout prix à éviter la concurrence grâce à de la différentiation spatiale ou en développant des stratégies de collusion. Mais comment enseigner Hotelling sans Arrow-Debreu ? Cet échec m’a permis de mieux comprendre l’attrait pédagogique du modèle de concurrence pure et parfaite : c’est un modèle simple, qui apporte une cohérence aux différents concepts et outils abordés, et surtout, qui est extrêmement rapide à enseigner. Monter une séquence dans laquelle le comportement des consommateurs et les entreprises obéit à des règles plus complexes et hétérogènes, où la concurrence est monopolistique, où l’information est imparfaite me semblait impossible dans le temps imparti. 

Repenser plus radicalement mon enseignement ?

Par les contraintes qu’il impose, l’enseignement de l’économie à des non-spécialistes devient ainsi un exercice réflexif. Mon choix d’enseigner l’introduction à l’économie à partir un ensemble de pseudo-faits contenus dans une série TV m’a permis de contourner les critiques récurrentes des étudiants vis-à-vis de l’enseignement de l’économie : irréaliste, trop détaché de la réalité, inutile. En revanche, il a révélé mon incapacité à penser ma discipline autrement qu’en référence à son noyau dur, le modèle de concurrence pure et parfaite et les deux théorèmes du bien-être. Et il ne s’agit pas ici d’idéologie. L’exposé de ce modèle reste la réponse la plus simple et surtout, la plus rapide à la question “pourquoi les économistes sont-ils obsédés par les marchés ?” : parce que, dans un monde idéal, ils représentent un bon système, de sorte que les économistes ont tendance à évaluer les situations économiques réelles en fonction de leur distance par rapport à cet idéal.

Cet attrait pédagogique ne doit pas être sous-estimé si l’enseignement de l’économie doit être repensé. Expliquer la fascination des économistes pour les marchés peut évidemment se faire de bien d’autres façons. Un cours d’histoire économique permet de comprendre comment les marchés sont devenus centraux dans les sociétés occidentales. Un cours d’histoire de l’économie, comment les marchés sont devenus centraux dans les constructions intellectuelles des économistes. Et un cours d’épistémologie, pourquoi et comment les scientifiques utilisent des hypothèses irréalistes qu’ils pensent néanmoins pertinentes pour comprendre le monde. Un monde de connaissance qu’il n’est cependant pas possible de résumer en quelques dizaines d’heures.

Il est à cet égard significatif que les récents manuels “postcrise” continuent de placer un modèle dans lequel des agents rationnels optimisent et se coordonnent via un système de prix au centre de leur argument, qu’il s’agisse de le nuancer ou de l’attaquer plus radicalement. C’est le cas d’ouvrage de John Komlos [2014] de Peter Dorman [2014], ainsi que celui de Steve Keen [2014], dont la première version fut rédigée avant la crise financière. A l’occasion d’un congé de recherche, j’ai pu observer mon remplaçant introduire mes étudiants à l’étude de la firme, son choix de thématique. Ex-enseignant en économie, celui-ci avait passé plus de 15 ans dans la gestion des structures publiques, et n’avait aucun scrupule ni difficulté à mobiliser directement les travaux de Williamson ou Nelson et Winter pour expliquer les études de cas professionnelles sur lesquelles reposaient son cours. Si considérer le savoir économique comme une boite à outil plutôt que comme un ensemble de théories me semble toujours une manière utile d’approche l’enseignement à des non-spécialistes, abandonner plus radicalement cette habitude d’interpréter la réalité économique à l’aune d’une situation idéale suppose peut-être d’aller fouiller dans les manuels de sociologie ou de psychologie plutôt que de ceux d’économie, quel qu’en soit le pluralisme.

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